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Entretien avec Cécile Tricoire

Interview réalisée à Paris à l'occasion de l'exposition Le Messager en 1989

Cécile Tricoire: Vous avez participé je crois à un colloque au Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie?

Pierre Verger: Ce colloque a été organisé autour du symbole de Chango, dieu du tonnerre des Yorubas, une double hache qui figure dans les collections du Musée (MAAO).
J’avais eu l’occasion d’acquérir cette pièce au Dahomey en 1952 pour l’Institut Français d’Afrique Noire. Elle fut échangée par la suite avec le MAAO contre un autre objet.
J’ai eu donc la surprise, il y a quelques mois, lorsque l’exposition de mes photos fut projetée par la Revue Noire et le MAAO de revoir cette double-hache figurer dans une vitrine de ce musée.
Une petite salle a donc été organisée au centre de l’exposition où le symbole de Chango est exhibé, entouré de quelques photographies où les adeptes de ce dieu dansent et brandissent divers modèles de cette double-hache.
Un colloque a été organisé pour expliquer la valeur de ce symbole.
Gilbert Rouget y fit entendre des enregistrements de chants et tam bourinages dédiés à ce dieu au Dahomey. Mme Ming Anthony y a parlé de l’utilisation des plantes destinées à faciliter l’entrée en transe de possession des adeptes de ce dieu et de celles qui aident à leur retour au calme.
Un film tourné par Charles Najman, lors d’une grande manifestation organisée au sujet du culte des vaudous à Ouidah en février dernier nous a été également projeté.  J’ai eu l’heureuse surprise d’y revoir sur l’écran mes amis du Bénin et de Bahia.

CT: Qu’est-ce qui vous fait courir, qu’est-ce qui vous émeut, qu’est-ce qui vous fait bouger?

PV: Je me suis rarement posé la question, mais je suis conscient qu’il s’agit sans doutes d’une réaction contre le mode de vie que ma fa¬mille souhaitait me voir adopter. Il s’agit sans doute d’une besoin d’affirmation de ma part. Je m’en suis récemment rendu compte lorsque une personne qui était amie d’ un ami à moi mort récemment, a eu la gentilesse de me remettre de vieilles lettres que je lui avais envoyés il y a soixante ans. Je viens de les relire. Elles datent de l’époque où j’étais allé vivre dans les îles du Pacifique. J’ai pu constater que je n’ai guère changé depuis cette époque, je suis resté un être tétu, ancré dans ses habitudes de vie et ses complexes.

CT:  Et sa liberté?

PV: Ses tentatives de rester libre et bien entendu son incapacité d’arriver à se comprendre, sa seule possibilite étant d’arriver à savoir ce qu’il n’aime pas et tenter d’y échapper. Ce n’est pas très positif, c’est même assez négatif mais… c’est ainsi.

CT: Ce voyage que vous avez fait durant soixante ans autour de la terre est-ce que vous auriez pu le faire aujourd’hui?

PV: Maintenant cela devient difficile en raison du supposé Progrès. Autrefois pour voyager au loin, c’était en bateau. Il fallait compter 50 jours pour aller de France à Tahiti. Actuellement on ne voyage plus, on est transporté comme un paquet, enfermé pendant quelques heures dans un local étroit et surpeuplé pour se retrouver à l’arrivée en un lieu semblable à celui que vous avez quitté. Rien ne ressemble plus à une aérogare qu’une autre aérogare et un hotel 3 ou 4 étoiles qu’un autre hotel de même catégorie. Les contactes avec les habitants du lieu sont rares. Pour les bien connaître il faut vivre en leur compagnie et non dans des ghettos pour touristes.

CT: Voulez-vous que nous parlions de cette culture qui vous est si proche, dans quel état est-elle aujourd’hui? Résistance ou destruction?

PV: Ces religions d’origine africaine semblent prendre de plus en plus d’extention et touchent des pays qui y étaient indifférents autrefois. L’Argentine par exemple est très influencée par le “Candomblé” du Brésil. Les États-Unis le sont par la “Santeria” de Cuba. De Miami si proche de Cuba les influences africaines se font sentir à New York où tout récemment un très beau musée a été inauguré où sont exposés les objets symboliques utilisés sur les autels des dieux africains transportés au nouveau monde. Un très beau catalogue existe sur ce musée inauguré il y a deux ou trois mois à peine. Il semble que les gens s’intéressent de plus en plus à ces questions.

CT: Ils s’y intéressent de l’extérieur?

PV: Je crois que c’est un besoin chez eux d’avoir une foi ou une religion differente de celle dans laquelle ils ont été élevés, les gens sont attirés vers ces croyances parce que ce sont des religions d’exaltation de la personalité. Ils se sentent rassurés. C’est une religion sans enfer. En fait quand les gens entrent en transe ils montrent ce qu’ils ont véritablement en eux. C’est pour cela que je considère que ce ne sont pas en réalité des transes de possession, mais des transes d’expression de la personnalité des gens. Il y a en nous l’inné et il y a l’acquis. Ce qui est important, ce qui est profond en nous c’est l’inné. On nous déforme d’une certaine façon pour pouvoir vivre en société parce que si les gens suivaient seulement leurs propres impul¬sions ils ne seraient pas des gens très sociables.
(Coup de téléphone)
Il y a un livre qui doit sortir ces jours prochains sur ma correspondance que j’ai eu avec Métraux. Il est question d’éditer aussi les lettres que j’ai échangées avec Bastide, commentées par Françoise Morin, professeur à Toulouse.

CT: Vous avez d’abord été vagabond puis vous vous êtes installé à Salvador?    

PV: Quand je suis arrivé à Bahia, j’avais un contrat avec la revue “O Cruzeiro” pour faire des reportages photographiques dont les textes étaient rédigés par divers journalistes de l’endroit. Il était entendu que j’étais libre de choisir les sujets de ces reportages.
Je m’étais proposé de rester 5 ou 6 mois seulement en ce lieu et puis finalement j’y suis resté pris par le charme de cet endroit.

CT: En quelle année?

PV: C’était en 46. Je suis arrivé à Bahia le 5 août.

CT: Et ce que vous avez trouvé à l’époque a beaucoup changé je suppose.

PV: Oui hélas. C’était une ville agréable de 300.000 habitans, il n’ y avait que 4 ou 5 automobiles dans toute la ville, c’était la fin de la guerre. Tout le monde voyageait dans des tramwais, fort agréables, ouverts des deux côtés, le vent y circulait, la pluie aussi d’ailleurs, mais on pouvait se promener sans danger dans les rues. Les gens n’avaient pas la religion du travail. Ils se retrouvaient vers 5 heure du soir rue Chile, la seule rue commerçante de l’endroit. Ils parlaient football et de politique bien sûr, aussi, mais surtout de football. Les trois premiers jours de le semaine sur le match qui avait eu lieu le dimanche précédent et les autres jours de le semaine sur le match qui allait venir.

CT: Est-ce qu’on peut encore parler d’existence “pacifica e respeitosa” aujourd’hui à Salvador?

PV: Moins qu’auparavant mais elle reste encore possible. Ce qui caracterise encore la vie à Bahia c’est un esprit de tolérance et de respect mutuel... lorsque les considérations de la politique n’entrent pas en jeu.
Cet esprit de compréhension à Bahia vient de l’influence du candomblé qui n’est pas une religion polythéiste comme la plupart des gens le pensent. Il s’agit en realité de religions monothéistes juxtaposées sans esprit de prosélytisme. Le nom d’un oricha africain est en réalité un nom patronymique porté par les descendants d’un ancêtre commun divinisé. Il est en conséquence aussi impensable de tenter convertir une personne étrangère à sa propre religion que de tenter de lui imposer son propre nom de famille.

CT: Parlons de votre initiation de Babalao, ça demande très longtemps?

PV: Oui ça demande très longtemps. En principe un BABALAO commence son apprentissage dès son plus jeune âge et accompagne son maitre Babalao d’une façon constante. Il porte pour lui son parapluie et le sac conte¬nant les objets servant à faire la divination. Il reste assis aux pieds de son maitre lorsque celui-ci parle avec ses confrères. Si l’enfant est intelligent, il suit la conversation et s’instruit progressivement et acquière les connaissances des babalaos.

CT: Sans aucune parole du maitre vers l’élève?

PV: Si de temps à autre, car c’est un enseignement oral. Il n’y a rien d’écrit. Ce n’est pas une initiation comme celle aux ORICHAS où les gens entrent dans un état second, devient l’élève d’un maitre. Je suis donc devenu l’élève d’un certain Babalao qui, vu mon manque de mémoire et du fait que je ne pouvais pas vivre avec lui et l’accompagner partout, m’autorisait à enregistrer dans un magnétophone ce qu’il disait. J’ai ainsi accumulé depuis 1952 une grande quantité d’informations les plus diverses que mes maîtres et confrères babalao se transmettent les uns aux autres. Tous ces “textes oraux” sont classés dans les 256 signes de la divination par le système Ifa, je l’ai fait non pas pour dire la bonne aventure aux gens, parce que hélas avec ma formation française cartesiènne j’ai peine à croire quoique ce-soit sans supposer preuve à l’appui. J’en souffre, mais je n’arrive pas à me libérer de cette formation, que j’appelerais plus volontiers “déformation” résultant de mon éducation. Je suis davantage un personnage qui observe et non qui agit... caractéristiques qui ont fait peut-être de moi un photographe tolérable.

CT: Vous le regrettez?

PV: Oui et non!!! parceque j’ai l’impression d’avoir une certaine responsabilité lorsque je transmets le message obtenu grâce aux opérations de la divination. Y a-t-il orgueil de ma part? je n’en sais rien. Il s’agit sans doutes d’un manque de foi de ma part en Orunmila qui préside à la divination et dont je ne suis que l’humble instrument de transmission de mes sages donnés par lui, mais je reste avec l’impression d’avoir une cer¬taine influence sur la vie des gens . J’ai déjà rendu des gens malheureux malgré moi. Je me souviens que lorsque j’étais en Chine en 34, j’ ai rencontré un secrétaire de la légation, c’était peu de temps après mon retour de Tahiti, j’étais encore sous le charme de la vie naturelle et simple dans les îles, et je lui ai parlé avec un grand enthousiasme de l’année et demie que j’y avais passé. J’ai su que par la suite, influencé par mes discours, il y est allé avec sa famme et ce fut ca¬tastrophique pour eux. Ils avaient quitté une situation acceptable pour tomber dans une demi misère aux îles. Ce la m’a fait peur. Je n’ose pas troubler la vie des gens si je ne suis pas persuadé que je leur donne des indications valables.

CT: Mais vous avez été comme le messager, vous avez transmis une parole qui ne vous appartiens pas, a eux d’en faire ce qu’ils veulent?

PV: Le messager a été entendu d’une façon différente, j ai été surtout l’intermédiaire entre les gens qui pratiquent ces religions au Brésil, et en Afrique. J’étais content de pouvoir dire aux gens de Bahia : “voilà ce qui se passe en Afrique”.

CT: Avez-vous pu transmettre à quelqu’un d’autre ces connaissances? On dit qu’à Salvador aujourd’hui il est très difficile de former des Babalao, dans la mesure où c’est trop long. Donc après vous?

PV: Et bien après moi il restera ce qu’un Babalao doit savoir qui sont les histoires recueillies. C’est ainsi que se transmet de génération en génération le savoir des Yorubas. Un Babalao en géneral se promène un peu partout et devient le disciple d’un Babalao connu et, il apprend en écoutant l’autre parler. Quand certains Babalao me contaient des histoires, leur voix changeait ils imitaient les intonnations de celui qui les leur avait appris. Si cela avait été dans une ville qui s’appelle ABEOKUTA ils parlaient avec une certaine qualité de voix, s’il avaient appris à OYO (une autre ville) ils parlaient avec une autre voix. Ils restituent exactement les récites comme ils les ont entendus.

CT: Et de ça vous avez pris notes?

PV: Oui j’ai des enregistrements de ces differentes qualités d’énonciation des histoires.

CT: Est-ce que c’est ça que vous appelez “la parole agissante”?

PV: Non! Cette parole agissante est caractérisée par les verbes figurant dans les formules incantatoires prononçées.
Ces verbes sont en général monosyllabiques et cette syllabe se retrouve dans le nom de la plante à utiliser.
J’ai publié autrefois un article sur ce sujet dans la revue L’Homme intitulé “Automatisme verbal et transmission de la connaissance chez les Yorubá”. (Tom XII, n° 2)

CT: En quelle année cette publication?

PV: Oh, une bonne vingtaine d’années (1992). J’ai repris la question dans le livre sur les plantes, et j’ai recueilli de très nombreuses formules de guérisons, quelques milliers. Ce travail, est fondé sur 3500 sortes de plantes Yoruba, qui représentent à peu prés 1500 noms scientifiques, car souvent il y a plusieurs nom Yoruba pour un même nom scientifique. Et réciproquement, il y a quelques fois plusieurs noms scienti-fiques pour un seul nom Yoruba. Parce que la classification Yoruba tien compte de ce que la feuille est lisse ou bien velue, de ce qu’elle est piquante, ou de ce qu’elle serve à faire des teintures. Ainsi des plantes dont les noms scientifiques sont différents, ont la même texture, portent le même nom chez les Yoruba. Ils ont un classement botanique différent du nôtre. Ce sont ces indications que j’ai noté dans le livre en question.

CT: A Salvador en ce moment il y a des gens qui transmettent le savoir du Babalao (j’insiste)?

PV: Non, il n’y en a plus. Il n’y en a jamais eu de véritablement très très très... (je l’interromps bêtement: vous avez été initié en Afrique). J’ai été initié en Afrique de manière à avoir non seulement le
droit d’apprendre mais j’en avais aussi le devoir. Ce qui me mettait dans une situation différente des anthropologues qui arrivent avec leurs papiers et avec une hypothèse de travail, et qui se sentent ainsi confirmés dans leur hypothèse de travail, car ils n’écoutent que ce qui leur est dit dans le sens souhaité et que les gens qui les renseignent savent que l’anthropologue sera généreux s’il s’entend dire ce qu’il désire.

CT: Dites-moi la force de ces Candomblé dans le domaine de la thérapeutique, est-ce que ça continue à Salvador?

PV: Oui oui ça continue. Les gens font des travaux bénéfiques et maléfiques, parce que la nature humaine est ainsi faite que nous n’aimons pas tout le monde. Nous ne souhaitons pas le bonheur aux gens que nous n’ aimons pas.
(Coup de téléphone)

PV: En général je refuse d’admettre qu’il y ait un pourquoi. Mais là il y en avait tout de même un. C’est que je ne voulais pas devenir un vieux gâteux. Et puis je ne me suis pas suicidé à temps (rires et sourires).
CT: (Moi, bonne fille) Non je ne pense pas.
En 1932 j’avais dépassé les 30 ans, et je commençais les dix dernières années de ma vie

CT: C’est rigolo ça!

PV: Quoi donc? (ou comment la surdité devient un art de la conversation). J’ avais acheté un mètre ruban d’1,50m que je débitais... (interruption idiote de ma part, rigolade partagée) . Au fond je n’avais pas très envie de me suicider. Puis je ne savais pas très bien comment. Et puis à ce moment là j’étais en train de lire un livre que je désirais finir et puis je me suis trouvé avoir 40 ans, alors c’était raté. (rire)

CT: Est-ce que la vie ne vous a pas servi une deuxième vie en Fatumbi?

PV: Oh oui, probablement. Ça se passait au Cusco au Perou, le livre s’ appelait  “L’importance de vivre” ce n’est pas ça qui a dû détérminer mon non-suicide, c’est qu’au fond je n’avais pas très envie (rire).

CT: Comme une sorte de jeu?
(Coup de téléphone)

PV: J’ ai vu cette très belle exposition de photos, faite par un Brésilien (Sebastião Salgado), c’est formidable.

CT: Vous dites avec les photos ce que vous dites pas avec les mots?

PV: C’est ça oui.

CT: Ça n’a presque pas besoin de mots?

PV: Mais oui, c’est ça, il n’y a pas besoin de parler. C’est pour ça que je prétends que le mot art sutout “critique d’art”  n’existe pas. C’est Lawrence Durrell qui déclare dans un de ses romans que l’art a été inventé par les critiques pour justifier leur gagne-pain.

CT:  Et Chango c’est qui?

PV: En principe c’est le troisième roi des Yorubas qui était un homme énergique et avait beaucoup de pouvoir. On allait jusqu’à penser qu’il pouvait cracher du feu et des pierres de foudre. La double hache de Chango c’est le bipènne de Zeus, c’est le même symbole. Je ne crois pas qu’il y ait influence de l’un sur l’autre, il y a seulement parallélisme de symboles.